Appel à contributions
Le travail qui rend pauvre: action publique, résistances et dialogues Nord-Sud
Numéro thématique des Cahiers de recherche sociologique codirigé par Yanick Noiseux et Sid Ahmed Soussi
Ce numéro consacré au « travail qui rend pauvre » veut faire le point sur l’apport des recherches internationales en matière d’action publique et de politiques sociales liées au travail précaire et sur les stratégies de résistance des travailleurs et travailleuses pauvres (TTP). Il se propose aussi d’alimenter la réflexion épistémologique sur ces enjeux, entre chercheur-e-s du Nord et du Sud global, dans la perspective d’une réorientation du regard porté sur les nouveaux paradigmes de l’action publique visant les TPP, mais aussi sur les résistances qui les remettent en question et qui sont souvent occultées.
Le passage à une politique économique néolibérale marque un saut qualitatif si important que l’aspiration à l’intégration complète et mondiale des travailleurs-euses dans le salariat classique apparait désormais comme une « utopie à rebours » (Castel 1995). La flexibilisation des marchés du travail – renforcée par la succession de périodes de crises et de reprises qui ne créent pas suffisamment d’emplois permanents à temps plein pour empêcher la progression des formes d’emplois atypiques et précaires au Nord (OCDE 2015) et la prédominance des « emplois vulnérables » au Sud (OIT 2016) – ne peut plus être envisagée comme une donnée conjoncturelle, mais comme un trait marquant du nouveau modèle d’organisation et de régulation de l’emploi. Ces transformations sont soutenues par une logique d’individualisation et de remarchandisation des relations de travail, de casualization croissante des contrats de travail et d’expansion des secteurs de l’économie informelle), avec pour conséquence la « destruction méthodique des collectifs » (Bourdieu 1998) et l’aggravation de la vulnérabilité des TTP, tant sur le plan économique que sur celui des droits sociaux. Elles concourent également à une segmentation des marchés du travail marquée par une re-hiérarchisation des statuts d’emploi en fonction du genre, de l’âge, de l’origine ethnique, affectant plus largement les populations les plus vulnérables (Noack et Vosko 2011). Dans cette conjoncture, il apparait que le travail ne peut plus être envisagé en soi comme un rempart à la pauvreté (Ulysse et al. 2013; Leloup et al. 2016). Cette dynamique s’est par ailleurs exacerbée dans la foulée de la révolution du numérique, et depuis la crise de 2008, avec l’essor de la « gig economy », ou économie de plateformes, caractérisée par le recours à des dispositifs algorithmiques d’incitatif au travail et de contrôle permanent, un morcèlement des horaires à travers l’octroi de microtâches (Slee 2016), la facilitation de la mise à disponibilité d’une « armée de réserve » de travailleurs précaires et « jetables » (Scholz 2016).
Dans ce contexte, les travaux des vingt dernières années portant sur les transformations et la remise en cause de l’État social (Saint-jours 2013; Carleial 2013) insistent tous sur le parallélisme entre l’effritement du modèle salarial et le changement de paradigme dans le champ des politiques
sociales. À la précarisation provoquée par la transformation des modalités de gestion de la main- d’œuvre et les multiples réformes du droit du travail s’est ajouté un accroissement des modalités, du ciblage et des contrôles des prestations sociales (assurance-emploi, aide sociale, prestations familiales, “bolsa familia”, programme NREGA en Inde, etc.). Au Canada, l’exclusion partielle ou totale des mécanismes traditionnels de protection sociale des travailleurs migrants temporaires, mais aussi des travailleur-se-s indépendant-e-s, d’agences, ou à temps partiel, est symptomatique de ces transformations (Noiseux 2012; Siino et Soussi, 2017) : Comment, dès lors, appréhender sociologiquement les impacts de cette fragmentation croissante des filets de protection sociale différenciés, mis en place non seulement au niveau fédéral, mais également au niveau des institutions détentrices de l’action publique au niveau des provinces canadiennes? Cette différenciation dans l’accès à la protection sociale se fonde sur des critères ethnoculturels et de statuts juridiques liés à la nationalité (travailleurs migrants temporaires et travailleurs résidents), mais aussi sur des critères de statuts professionnels distinguant travailleurs autonomes, indépendants, atypiques et autres employés contractuels considérés parfois comme des « entreprises incorporées » -et donc non comme des salariés dotés de certains accès droits sociaux (Soussi, 2016). À ces critères il faut ajouter ceux liés au genre dans la mesure où, autant pour les travailleuses migrantes temporaires que pour les travailleuses résidentes, cet accès à la protection sociale est encore plus difficile (Gallerand et Gallié 2014). Dans quelle mesure, les théories intersectionnelles permettent-elles dès lors de saisir ces inégalités d’accès aux dispositifs de protection sociale?
D’autre part, ici comme dans les régions du Sud global, les nouvelles aspirations des travailleur- se-s et les formes sous lesquelles elles se manifestent imposent la nécessité de repenser les modalités traditionnelles de l’action collective et des pratiques de mobilisation des TTP; la flexibilisation du travail ayant non seulement un impact déstructurant sur l’action publique, mais accentue la fragmentation des collectifs de travailleur-se-s. Ces dynamiques contribuent à l’inopérabilité croissante du modèle syndical institutionnel construit autour du postulat d’une classe ouvrière homogène. Dans ce contexte, quels sont les défis posés par la dynamique de flexibilisation du travail et la montée de l’emploi précaire sur les théories et les pratiques des mouvements sociaux, de l’action syndicale et des nouvelles organisations de travailleur-se-s « à la marge »? Quelles sont les relations possibles entre la défense individuelle et la revendication collective des droits des TTP ? Comment identifier les nouveaux acteurs collectifs qui surgissent de ces processus et apprécier leurs stratégies de mobilisation? Comment faire converger les aspirations et les besoins pluriels d’une « classe laborieuse » éclatée et segmentée?
C’est autour de ces questions de plus en plus présentes dans la littérature que ce numéro souhaite engager des échanges et des contributions en mesure de susciter de nouvelles pistes théoriques et d’ouvrir de nouveaux possibles en matière d’action publique et d’action collective. Les auteur-e- s sont invité-e-s, à partir de travaux empirique et/ou théorique, et de terrains de recherches spécifiques et différenciés, à répondre aux interrogations suivantes:
1) Comment les transformations du travail se déploient au Nord et au Sud et quels sont ses effets sur les conditions de travail et de vie des TTP ?
2) De quelles façons l’action publique s’adapte-t-elle (ou non) à ces transformations;
3) QuellessontlesstratégiesindividuellesetcollectivesderésistancesdesTTPetquelrôley jouent les organismes communautaires et syndicaux, ainsi que les mouvements sociaux ?
4) Queléclairageapportentcesluttessurlesconditionsd’alliancesentreanciensetnouveaux mouvements de travailleur-se-s ?
5) Comment la mise en dialogue des épistémologies du Nord et du Sud enrichit-elle la recherche sur les TTP ?
6) QuellessontlesconnaissancesspécifiquesettransversalessurlesTTPquepermetdefaire
avancer l’analyse de l’imbrication des rapports sociaux de genre, de « race » et de classe ?
Ce numéro encourage donc des contributions d’horizons sociologiques aussi divers que le sont les champs couverts par ces interrogations. En outre, nous espérons que ces contributions alimenteront la réflexion épistémologique sur la production et la co-construction de connaissances, mais favoriseront également l’émergence d’approches critiques innovantes en vue de susciter l’élaboration de politiques publiques portant sur le travail précaire.
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